« Reims : ville-martyre qui a payé de sa destruction la rage d’un ennemi impuissant à s’y maintenir. Population sublime qui, à l’exemple d’une municipalité modèle de dévouement et de mépris du danger, a montré le courage le plus magnifique en restant plus de trois ans sous la menace constante des coups de l’ennemi et en ne quittant ses foyers que sur ordre. » Citation de juillet 1919 accompagnant la remise de la Légion d’honneur et la Croix de guerre à la ville par le Président de la République, Raymond Poincaré. Le médecin Jean-Baptiste Langlet est maire de la ville.
Dès le début de la Première Guerre mondiale, les obus tombent dans les différents quartiers de Reims, des avions ennemis jettent des bombes sur la ville. L’intensité est parfois énorme, dix à douze obus explosifs ou incendiaires à la minute. Les maisons s’écroulent. La cathédrale Notre-Dame, après avoir été touchée à plusieurs reprises par les obus, s’enflamme le 19 septembre 1914. Beaucoup de Rémois fuient, nombre de ceux qui restent perdent la vie. En 1918, les derniers habitants sont évacués, le conseil municipal s’installe à Paris. Le bilan est terrifiant : selon le recensement de 1911, 115 178 personnes vivaient à Reims dans 13 806 logements, seulement 5 000 ont survécu, une cinquantaine d’immeubles sont habitables. Reims est qualifié de ville martyre.
Le 29 septembre 1914, Georges Hippolyte se trouve dans la région de Reims. « Je pars avec 400 chevaux et 120 hommes et gradés pour le front entre Fismes et Reims. Voyage relativement rapide. Notre itinéraire : Guer, Messac, Rennes, Vitré, Laval, Sillé-le-Guillaume, Alençon, Surdon, Laigle, Conches, Évreux, Mantes, Meulan, Argenteuil, Noisy-le-Sec, Nanteuil-le-Haudouin, Crépy-en-Valois, Villers-Cotterêts, Troësnes, Fère-en-Tardenois, Bazoches. Je laisse les chevaux à Fismes, Jonchery et Muizon à quelques kilomètres de Reims, les trains ne vont pas plus loin. Depuis Villers-Cotterêts, le canon se rapproche. Toute la journée, il grondera. »
Le 1er octobre, il écrit : « À Muizon, je reçois le baptême du feu : un taube lance une bombe sur la gare où je suis près du train sanitaire. Pas de bobo. Je fais le coup de feu avec un Lebel, mais sans succès. Nous repartons le soir par le train sanitaire, tous feux éteints, à petite vitesse et sans siffler. Nous allons passer par un plus long chemin qu’à l’aller : Bazoches, Oulchy-Breny, Château-Thierry, Dormans, Épernay, Vertus, Fère-Champenoise, Sézanne, Esternay, Coulommiers, Tournan, Nogent-sur-Marne, Villeneuve-Saint-Georges, Juvisy, Palaiseau, Versailles, Rambouillet, Chartres, La Loupe, Nogent-le-Rotrou, Le Mans, Sillé-le-Guillaume, Laval, Rennes, Messac et Guer. Nous sommes de retour à Guer le 3 octobre à 8 heures du soir où l’on vient me chercher en voiture. Nous avons été attristés de découvrir les ravages et les tombes des champs de bataille en Champagne. L’affrontement a dû être terrible. »
Dès que les trains recommencent à circuler, les premiers retours des Rémois se font. Les miraculés, affaiblis, aspirent à rentrer chez eux. Ils veulent contribuer au déblaiement des ruines, à la reconstruction de leur Cité des Sacres, au renouveau industriel. Ils sont riches d’espoir et d’ardeur, mais pauvres du nécessaire. On construit à la hâte des baraquements en bois et chacun part à la débrouille, à la recherche d’un matelas, d’une table, de chaises, de ravitaillement. Toute initiative est bienvenue.
Le Retour à Reims, association loi 1901, est officiellement fondé à la fin du mois de novembre 1918 pour leur venir en aide. Son but est de « permettre, faciliter et adoucir aux habitants de notre pauvre ville la rentrée, la réinstallation bien précaire dans cette grande cité détruite ». Il œuvrera discrètement durant quatre-vingts ans à l’amélioration des conditions de vie des plus démunis, s’adaptant sans cesse aux besoins nouveaux.
Le Retour à Reims naît de la volonté de quatre femmes, amies, sensibles à cette misère physique et morale : la comtesse Bertrand de Mun, madame Jeanne Krug, mademoiselle Marie-Clémence Fouriaux et mademoiselle Blanche Cavarrot. Elles organisent les secours et les premières actions de solidarité. Elles installent bénévolement une cantine dans les sous-sols de l’école professionnelle de la rue Libergier où les Rémois se pressent, chaque jour de plus en plus nombreux. Puis un dortoir devient vite nécessaire. D’autres bénévoles se joignent à elles, unissent leurs forces, s’épuisent, manquent de moyens. La clientèle est trop importante.
L’affiche est dessinée par un Poilu. Elle témoigne de la détresse d’une famille à son retour. Son logement a disparu dans les ruines. Elle ne possède plus rien. L’homme courbe le dos, la femme pleure. Leur fils semble les entraîner à rebondir après cette terrible épreuve. Il croit en l’avenir, il les invite à tout recommencer, à suivre la direction de sa main pour trouver de l’aide. Des aides spontanées arrivent de toute part. Les dons sont reçus 9, boulevard de la Paix. Le plus humble Français ouvre généreusement son porte-monnaie ; le monde économique se mobilise ; les nations alliées s’émeuvent. L’Œuvre reçoit de deux Américaines, Miss Porter et Miss Benett, la cantine de l’avenue de Laon, installée dans les grandes salles de classe, placée sous l’intendance des demoiselles Fouriaux et Cavarrot. Chaque jour, plus de mille repas sont servis. Les petites salles de classe sont transformées en cuisine, magasins de victuailles, boucheries. De nombreuses autres cantines fonctionneront par la suite dans les différents quartiers de la ville.
La Maison de thé ouvre sur le parvis de la cathédrale détruite. La générosité se fait plus grande devant ce monument blessé, visité par de nombreux Français et étrangers venus se rendre compte des dégâts. Ils prennent une collation, achètent des cartes postales et versent leur obole si précieuse.
Mobilier, literie, vaisselle, linge, comestibles, encombrent les trottoirs. Il devient urgent de stocker les tonnes de marchandise au sec. Un local qualifié de magasin est enfin trouvé au 9, boulevard de la Paix pour les entreposer. La population peut venir y chercher ce dont elle a besoin, mobilier, vaisselle, linge, alimentation. Une fabrique de matelas fonctionne sans relâche grâce au crin fourni par la Croix-Rouge. « Aider promptement, aider tout le monde sans distinction de classe, aider moralement autant que matériellement, aider sans donner complètement » sont les principes fondateurs du magasin de secours.
Parallèlement au magasin, se crée un ouvroir où des femmes ayant du temps libre s’offrent à réaliser des travaux d’aiguilles. Tout en travaillant, on discute, on conseille, on informe, on s’entraide et petit à petit, le magasin se transforme en bureau de placement. Les demandes en matériel tendent à disparaître, mais pas les sollicitations pour un conseil, une démarche, une recherche d’emploi, orientant tout naturellement Le Retour à Reims vers le service social.
Face à la pénurie de denrées, les bienfaitrices s’attellent à l’alimentation des bébés. Des consultations de nourrissons, “la Goutte de lait” qui existait déjà boulevard Carteret depuis 1907, créée par Jeanne Krug et madame Goulden, se réorganise et agit dans les différents quartiers où des bénévoles s’acharnent à lutter contre la mortalité infantile.
Le principe de “la Goutte de lait” est d’approvisionner les mères en rations de lait et de les inciter à fréquenter les consultations de nourrissons hebdomadaires sous la houlette d’un médecin et d’une infirmière, au cours desquelles sont dispensées les règles élémentaires d’hygiène et de puériculture. Des primes sont allouées pour le troisième nourrisson inscrit et pour le sixième nouveau-né vivant. En contrepartie de leur assiduité, elles emportent de la layette, un colis alimentaire et des produits de toilette. Les biberons sont stérilisés et préparés par le personnel à partir de lait sec fourni par l’œuvre américaine Free milk for France à cause de la pénurie de lait de vache. « We want your help for free milk for France. » Les bénévoles du Retour à Reims les distribuent dans la ville, ils sont repérés grâce à leur bicyclette garnie de paniers, une couleur par quartier.
Rapidement, les consultations engloutissent les finances. Si les médecins sont bénévoles, les infirmières spécialisées en puériculture sont rémunérées. Des périodes dramatiques s’ensuivent, durant lesquelles l’Œuvre recourt aux libéralités, organise des manifestations de bienfaisance pour renflouer les caisses.
Conditionné par le contexte, Le Retour à Reims évolue, soulève les montagnes : il implante des consultations prénatales, planifie des séances de vaccinations, attribue des secours, effectue des entretiens à domicile, et l’ouvroir remplit toujours son rôle, il emploie plus de cent cinquante personnes. En 1934, l’association recrute des assistantes sociales. À la longue, les subventions, aléatoires, augmentent d’un côté…, baissent par ailleurs…, elles sont insuffisantes pour couvrir les charges écrasantes et les rémunérations. Les déficits s’accroissent, le personnel se sacrifie.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Le Retour à Reims est au cœur de toutes les batailles : dépôt de nourriture pour bébés, centres d’accueil, préparation de l’évacuation, distribution de vêtements, de nourriture, de charbon, de médicaments, création de pouponnières pour mettre les enfants en sécurité.
Après la guerre, l’État, par arrêtés préfectoraux, reconnaît l’action de l’Œuvre et lui confie la protection maternelle et infantile destinée à enrayer la mortalité infantile très élevée.
Le Conseil d’administration, présidé par Lucile Ardon, énergique et efficace, se battra opiniâtrement pour défendre les intérêts de l’Œuvre et améliorer les salaires des assistants sociaux, inférieurs à ceux de la profession. Il fidélisera le personnel par l’octroi de bourses.
En 1984, le service social devient compétence du Conseil général qui, avide de rationalisation, malgré l’efficacité du travail effectué par Le Retour à Reims, n’entend pas fonctionner avec cet embarrassant partenaire privé et conventionné qu’il maintient quand même jusqu’en 1992, date à laquelle l’Œuvre perd ses consultations de nourrissons, sa halte-garderie et son personnel.
Jusqu’en 1999, Le Retour à Reims restera au service de la population par la distribution de secours à ceux qui manquent de tout. Il aide à payer la cantine scolaire, finance le séjour à l’hôtel d’un sans-abri, règle un loyer, une facture d’électricité, avance une caution…
Après trente ans de présidence, Lucile Ardon demande la dissolution de l’association. Le patrimoine est transmis à des œuvres de même nature : l’Entr’aide protestante, œuvre reconnue d’utilité publique qui distribue des repas aux plus démunis ; Habitat et humanisme, association qui favorise l’insertion des personnes en difficulté en leur offrant un logement décent ; le Secours catholique, dans la logique d’une étroite collaboration de tout temps.
L’association est dissoute le 16 février 1999. Le 15 décembre 2011, Catherine Vautrin remet l’insigne de Chevalier de l’Ordre National du Mérite à Lucile Ardon.
« Pour livrer le bon combat, il faut être bien vivant, c’est-à-dire se tenir sur la brèche, toujours en éveil, prêt à profiter de toutes les occasions qui s’offrent, enclin à s’adapter aux nécessités de l’heure, en rejetant résolument tout esprit de routine, cette poussière qui s’infiltre si volontiers dans les œuvres et ne tarde pas à les paralyser pour les ensevelir ensuite. » Comtesse de Mun.