Trois guerres pour notre cousin de Naours

Émile Cyprien Auguste Bédot est né à Hailles le 26 septembre 1852. Hailles est une commune du département de la Somme, située à une quinzaine de kilomètres d’Amiens. 460 âmes y vivent en 1851, 420 en 1856. La commune, comme toutes celles du paysage rural, subit l’exode. En 1921, il ne reste que 152 habitants, c’est le chiffre le plus bas observé jusqu’à nos jours. Les propositions d’emploi diminuent avec le perfectionnement technique de l’agriculture et le développement des machines. La ville de proximité attire grâce aux meilleurs salaires qu’elle offre. Les travailleurs finissent par s’y fixer. Vivre de la terre ne suffit plus à nourrir la famille.

À 18 ans, Émile est mobilisé au 72e Régiment d’Infanterie qui combat à Sedan dans la guerre Franco-allemande de juillet 1870 à janvier 1871 et participe à la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Durant le conflit, Émile est caporal affecté au 43e Régiment d’Infanterie de Ligne. Ce régiment fait partie de l’Armée du Rhin. Dans la région d’Émile, Pont-Noyelles, Bapaume et Saint-Quentin sont un champ de bataille. Plusieurs combats se déroulent autour d’Amiens au terme desquels la ville d’Hailles est abandonnée aux Prussiens. Les Haillois craignent pour leur vie, les Allemands tout puissants menacent d’incendier leur village.

La guerre Franco-allemande est une défaite pour la France. Adolphe Thiers négocie le traité de paix avec la Prusse signé le 10 mai 1871 à Francfort-sur-le-Main, il enregistre la victoire allemande. La France perd l’Alsace et une partie de la Lorraine, excepté Belfort qui prend le nom de Territoire de Belfort.

Avant la guerre de 1870, le recrutement de l’armée se fait par engagement et tirage au sort avec la possibilité de payer un remplaçant, ce qui signifie que les classes aisées échappent au service. Les affaires vont bon train, les tractations plus ou moins honnêtes aussi. Les Bédot sont cultivateurs, pas forcément très riches pour se payer un remplaçant bien qu’ils soient qualifiés de “propriétaires”. Le coût du remplacement en cette période troublée est très élevé. L’armée tire les leçons de sa défaite contre la Prusse et ses alliés allemands – soldats peu nombreux et insuffisamment préparés. La durée du service est de cinq ans selon la méthode du tirage au sort. Sous l’impulsion de Léon Gambetta, elle remet en question son fonctionnement et se réorganise. Elle doit offrir aux appelés une solide formation militaire. La France doit être capable de résister à une nouvelle attaque. Une seule règle : tout citoyen naît soldat. En 1872, il n’y a plus ni dispense ni exemption, le service est obligatoire. Émile a 20 ans.

Une autre guerre l’attend non comme combattant, mais une guerre faite de privations de tout genre et d’angoisse pour ceux qui lui sont chers. Mais avant, il fonde une famille. Il se marie à Naours le 1er mai 1880 avec Anna Adeline Braquart. Son frère Eugène, aîné de quatre ans, cultivateur, témoigne de son union avec elle. Le maire, Alphonse Jean Baptiste Bocquet, procède à l’enregistrement de l’acte. De leur union naît Jeanne en 1881, elle épouse Albert Brailly en 1901. Émile ne travaille plus dans l’agriculture, il est employé des contributions indirectes, domicilié à Laon. Il construit sa vie à Naours au pays de son épouse dont les parents Jean Baptiste Joseph Braquart et Sulisse Adélina Malfuson tiennent un commerce de vins, habillement, confection, mercerie, toile, chaussures, linge de table, épicerie, charbon, existant depuis 1848, rue de la Croix.

Émile se fait négociant, puis épicier. Tout naturellement, avec Anna, il prend la succession de ses beaux-parents. Il coule des jours paisibles auprès de sa famille, ponctués de moments douloureux comme la perte prématurée de ses deux petits-enfants à 4 ans et 14 ans. Déjà en 1938, sa fille Jeanne écrivait : “Père est en bonne santé, mais complètement aveugle. Il est avec nous, ainsi que ma tante Jeanne”.

Jeanne, leur fille, leur succède en renonçant à tout ce qui n’est pas vins, se spécialisant dans la Fine Champagne et les cognacs.

Le commerce appelé successivement Maison Braquart-Malfuson, Maison Bédot-Braquart, Maison Brailly-Bédot fut vendu en 1937 à une coopérative alimentaire L’Union coopérative d’Amiens dont la gérante, Madame Cagé, fut la garde-malade d’Albert Brailly, du décès de Jeanne en 1955 jusqu’à celui d’Albert en 1961. En 1975, la coopérative vend l’immeuble à un notaire qui y installe son étude.

La maison Bédot-Brailly en avril 1903

Émile s’apprête à vivre la troisième guerre de son passage sur la terre. Il a 87 ans.

Sa fille Jeanne écrit le 31 mai 1940 de Pomerol en Gironde : « Hélas, le lundi 20 mai nous avons dû, étant à la fin de notre repas de midi, partir tous les quatre, abandonner tout, comme beaucoup d’ailleurs. Nous sommes partis dans les derniers du pays en espérant toujours, mais les bombes tombaient sur le pays et on était mitraillé dans les rues. Nous n’avons pu atteindre le Tréport le jour même tellement il y avait d’encombrement sur les routes, nous sommes restés la nuit assis dans notre voiture. Le lendemain à midi nous étions à Rouen, enfin par étapes, nous sommes arrivés à Bordeaux chez nos amis Delisle jusque mardi dernier où nous avons trouvé à louer une grande pièce blanchie à la chaux, une arrière-cuisine et deux chambres au premier, que nous payons 200 francs par mois. »

En janvier 1941, elle est de nouveau à Naours : « Nous pensions qu’à la campagne, nous nous en serions sortis mieux qu’en ville pour l’alimentation, mais il n’en est rien sauf pour les pommes de terre et encore, les nôtres, qui n’ont pas été touchées puisque nous sommes partis, nous avons dû en acheter. Quant au pain, c’est très strict : 1 kilo pour nous quatre, 300 grammes pour Albert, 300 grammes pour moi, 200 pour Père, 200 pour ma tante et rien à faire pour en avoir davantage. Pour la viande, ration comme en ville et là depuis quinze jours, pas de boucherie, ce n’est pas gras, on pourra avoir la ligne. Nous constatons que, comme chez nous, vous avez beaucoup d’objets manquants, enfin on est tous sains et saufs. »

La ligne du front passe à Naours, la commune est entièrement détruite par de violents combats. Elle reçoit la Croix de guerre 1914-1918 : « Située en 1918 sur la ligne de bataille, a été l’objet de nombreux bombardements qui l’ont entièrement détruite. A toujours montré dans les épreuves un calme et une dignité incomparable en attendant l’heure de la Victoire. » La médaille militaire est remise à Émile Bédot le 8 mai 1945 au titre de vétéran de la guerre de 1870 et il est fait Chevalier de la Légion d’honneur.

Émile Bédot, Jeanne et Albert Brailly en 1947

Émile Bédot s’éteint à Naours l’année de son centième anniversaire.