Mémé Charlotte

Lorsque ses parents se marient le mercredi 18 septembre 1889 à Saint-Martin-aux-Buneaux, Paul Philbert Cavelier, domestique, et Marie Eugénie Verdière, tisserande, Charlotte a déjà huit mois. Elle s’appelle Charlotte Marie Verdière, du nom de sa mère. Ses parents la reconnaissent dans leur acte de mariage pour leur enfant légitime.

Charlotte riait toujours et s’exprimait bruyamment dans le patois du Pays de Caux, elle parlait le cauchois.
Émile Baray, séduit par cette jolie Normande sémillante, l’épouse le 21 janvier 1917 lors d’une permission. Émile sera blessé à Nanteuil-la-Fosse (Nanteuil-la-Forêt) le 9 mai 1917 et évacué à l’hôpital de Château-Gontier avec une grave plaie au mollet gauche.

Charlotte allait bien, même au pire de son âge. Sa joie de vivre ? Elle tirait profit de ce qui l’entourait, la famille Duraton à qui elle donnait rendez-vous chaque soir pour écouter les chamailleries de chacun, la voiture qui passait dans le chemin et qu’elle reconnaissait, les amis qui lui rendaient visite et à qui elle offrait des biscuits et un verre de Bordeaux. Elle attendait impatiemment le passage des commerçants ambulants : le boulanger, le ministère (Familistère), le boucher. C’était pour elle l’occasion d’avoir des nouvelles des connaissances éloignées de sa rue ou tout simplement de bavarder un peu. Elle s’approvisionnait aussi à l’épicerie d’Auberville située au quatre-chemins, une épicerie-café-taxi-poste-tabac. Dans cette boutique, elle a connu les gaousses (yaourts) aromatisés aux fruits, devenus son péché mignon. Elle avait cinq petits bonheurs : le puits, la cuisinière, la comtoise, la clé de son armoire et le buis des rameaux. Elle chouchoutait amoureusement sa Godin qui lui garantissait la chaleur, cuisait les repas, maintenait le café au chaud et, disposant d’un réservoir et d’un robinet, distribuait de l’eau brûlante pour dégraisser la vaisselle, du premier janvier au trente et un décembre. Son café bu, elle la récurait pour qu’elle reluise et pestait contre les gouttes qui frétillaient sur la fonte polie. À maintes reprises, elle s’emparait du tisonnier, soulevait les ronds précautionneusement et examinait l’état de la flamme : sa cuisinière avait-t-elle du bois et du charbon en suffisance ? Elle la faisait ronfler, puis elle maniait la clé sur le tuyau pour régler le tirage. Charlotte Cavelier était un art de vivre, une philosophie de l’existence.

Sans le savoir, elle a été pour ses trois petites-filles une figure d’attachement, un substitut parental qui leur a permis à l’âge adulte de se comporter le plus normalement possible. Elle leur prouvait qu’il était possible d’amadouer le destin, qu’il fallait oser. À ses côtés, elles apercevaient l’éclaircie. Bien que son temps était compté, elle savait s’arrêter de travailler pour passer quelques heures avec elles à jouer aux dominos ou à faire un dessert délicieux ou bien encore les emmener chez une de ses connaissances. En cachette de son mari et de sa fille, elle leur donnait quelques pièces pour acheter des bonbons. Elle savait remarquer leur mine chiffonnée par une migraine ou un rhume et leur confectionnait une boisson composée de beaucoup d’eau et d’une goutte de calvados pour faire passer le mal. De réaliser qu’elle se préoccupait de leur mine les guérissait de leurs maux bien avant d’ingérer son étrange boisson salutaire.

Charlotte Cavelier et Émile Baray

Extrait du livre Les jeudis muets : « Super Mémé Charlotte ! Elle a cent bras, infatigable, elle évolue indifféremment des travaux domestiques à ceux de l’exploitation, efficace en toute circonstance, et ne s’octroie pas de répit, la journée jamais achevée, jamais assez remplie : elle remonte l’eau du puits, moissonne jusqu’au lever de la lune, coltine les ballots de paille pour les bêtes en hivernage, épand du foin dans les râteliers, baratte lait en crème et crème en beurre, les poignets rompus, les paumes calleuses, elle courbe le dos sous la pluie, évacue le fumier dans les étables, aide les veaux à naître, déverse le grain dans la basse-cour et glane dans les champs de l’herbe pour les lapins. Dans l’intervalle, elle taquine la braise, ajoute une pelletée de charbon, frotte ses mains au-dessus de la cuisinière quand le gel lui mord les doigts, démarre son fricot, effectue une crème aux œufs ou une teurgoule roborative, retape son lit, apprivoise le soleil au bord des fenêtres qu’elle entrebâille, sur lesquelles elle dissémine des miettes de pain pour ses merlettes et ses mésanges. Mémé rondelette, les seins lourds de ses deux maternités.
Elle trait les vaches qui passent l’hiver à l’étable. Elle les interpelle, les amadoue, effleure leur mufle humide. Ces préliminaires indispensables à sa sécurité terminés, elle s’assoit sur le trépied, le seau calé fermement entre les cuisses et les genoux, une main puis l’autre tirant, pressant et relâchant les trayons à un rythme rapide. Et le lait ruisselle en une mélodie à notes longues, plus fluette à mesure que le niveau de liquide mousseux s’élève dans le récipient. Elle réprime leur nervosité, les flatte en leur tapotant le garrot ou la croupe, en position pour esquiver un sabot impétueux qui la déstabiliserait et renverserait le seau.
Chaque soir elle vend son lait, ses œufs et son beurre bouton d’or qui sue dans des jarres. Elle soulève son tablier et les espèces disparaissent dans la poche de sa blouse. Dans la seconde poche, celle de gauche, elle enfouit son mouchoir à carreaux bleu pétrole, imbibé d’eau de Cologne à la lavande, la clé de la laiterie et celle de son armoire dont les gonds gémissent à l’ouverture. Une armoire en chêne achetée sitôt leur mariage pour y enserrer son trousseau, le linge d’Émile, ses économies, la boîte à biscuits en fer-blanc et la bouteille de bordeaux entamées. Magnifique, ornée de moulures et d’un panier de fleurs sur les portes qu’une fêlure horizontale traverse. Les années la meurtrissent de chocs. Pour se disculper des innombrables maladresses dont elle est victime, elle l’enduit de cire d’abeille et la bouchonne. »

La ferme d’Émile et Charlotte à Auberville-la-Manuel vers 1940, sol en terre battue, murs en torchis

Les privations, l’angoisse, la Seconde Guerre mondiale s’impriment sur les visages. Charlotte savait que le destin frappe n’importe où et sans prévenir, sa famille en a été victime lors du premier conflit. En juin 1940, les Allemands ont envahi les communes du canton, elle en tremblait d’évoquer la violence des bombardements, les batailles sanglantes relatées. Lorsque les mitrailleuses ont crépité de Cany à Fécamp, ils ont détaché le bétail et baissé les clôtures pour qu’il ne crève pas de faim sur la parcelle. « Advienne que pourra », a lancé Émile en invoquant le Ciel et en attrapant sa topette de calva. Ils se sont repliés au Vicly où ils ont couru à toutes jambes dans les champs, pris en chasse et mitraillés par un avion à croix gammée volant en rase-mottes. Les balles sifflaient, traversaient le sol à un millimètre d’eux. « Dans la raie ! », avait ordonné Émile, et ils s’étaient aplatis, en nage, dans le sillon d’un labour tout frais qui les a protégés. Les canons allemands bombardaient sans discontinuer Saint-Valéry-en-Caux. Émile, à la déclaration de guerre, avait dit que s’ils étaient contraints de s’enfuir tous les quatre, ils se cacheraient au Vicly et nulle part ailleurs, une cavité de repli hautement sécurisée, dans le vallon, à mi-chemin entre Veulettes-sur-Mer, Malleville-les-Grès et Auberville-la-Manuel, une marnière dissimulée sous les ronciers et buissons d’où ils apercevraient la colline d’Auberville.

Octobre 1941, mère et fille, les visages de la guerre

Charlotte croyait aux esprits malveillants. Elle craignait les revenants si la lumière restait allumée, si le puits était mal fermé, si la porte n’était pas “barrée”. Elle attribuait à certains animaux dont les chats, les hiboux des pouvoirs particuliers. L’échelle, le marc de café, le fer à cheval, le sel, alimentaient ses superstitions. Elle touchait du bois pour conjurer le mauvais sort.

Charlotte emmenait ses petites-filles lorsqu’elle allait voir sa famille ou ses amis, notamment sa cousine de Paluel ou à l’Hermitine chez sa sœur Alice. L’Hermitine était une usine à Vittefleur qui fabriquait un désinfectant. Alice y était ouvrière et y demeurait. Charlotte oubliait un instant la dureté de sa vie et ceux qu’elle rencontrait oubliaient la leur, tant son rire était communicatif. Chacun l’appréciait. Elle marchait très vite dans le bruissement de ses blouses, à travers les herbages, entre Auberville-la-Manuel et Paluel, ou entre Auberville et Vittefleur. Ses petites-filles la suivaient tant bien que mal, elles filaient doux sous la menace d’une branche d’orties que Charlotte tenait en main, mais qui ne fouettait que ses blouses. Aujourd’hui, les champs ont disparu, Paluel est devenu un centre de production nucléaire. Paluel, dont le nom vient de palus qui signifie marais, est un ancien territoire marécageux souvent envahi par la mer et transformé en champs fertiles par les moines de l’abbaye de Fécamp qui possédaient au Moyen Âge les bois, les champs et les églises de la vallée. Charlotte n’a pas connu la centrale construite en 1976 qui a bouleversé tout l’environnement. Vingt-trois communes autour de Paluel ont profité de cette manne nucléaire pour aménager des trottoirs, des places, décorer les rues avec de nombreux luminaires, créer des équipements sportifs.

Charlotte puisant de l’eau en 1966

Émile et Charlotte se sont arrêtés d’exploiter en 1955, ne gardant que deux vaches. Ils ont vendu leur ferme et se sont retirés dans une petite maison voisine, située dans le même chemin.

Charlotte, Mouflette et Émile sur leur terre

Le 20 mars 1975 Charlotte décède, le premier décès de l’année enregistré dans la commune. Son arrière-petite-fille, Blandine, porte son prénom en deuxième. Ceux qui ont aimé Émile et Charlotte ou qui en ont entendu parler par leurs parents, déposent de temps en temps, dans la plus grande discrétion, quelques pots de fleurs au pied de leur tombe. Pour nombre d’entre nous, Charlotte est une référence, on interroge ses yeux bleu-vert-gris (sa petite-fille et filleule, Annie, a les mêmes), on se confesse à elle, on invoque son appui. Elle se pare d’indulgence pour nous, elle félicite, elle sermonne en y mettant de la circonspection, elle nous absout, elle ponctue ses phrases d’un époustouflant rire juvénile cristallin qui se prolonge dans la galette de son chignon, c’est là sa coquetterie. Nous puisons notre énergie dans l’ovale du médaillon, dans sa physionomie mutine que l’on devine ceinte d’un nimbe et « l’coup deux heu chra forchément bon ».