Michel Bazin, âgé de 76 ans en 1806, “ramasse” chaque jour les bébés déposés devant l’hospice de Saint-Pierre-lès-Calais. Il en est le portier. Cette année-là, il n’a pas chômé : sur les 211 enfants enregistrés à l’état civil de Saint-Pierre-lès-Calais, commune de 3360 âmes, 44 ont été collectés dont 42 par lui. Février, mars et juin ont livré le plus grand nombre de bébés, il y a eu pour chacun de ces mois sept abandons. Deux nourrissons sont abandonnés en mai : Victoire Eugénie âgée d’environ dix mois, découverte le 6 à 21 heures 30 dans la rue Dame veuve Grigny au pied du magasin de Madame Poulain par Philippe Jacques Huquet, brasseur, et Jean Hypolite, notre ancêtre, trois jours après.
Dès qu’il les tient dans les bras, Michel Bazin les confie aux dames de l’hospice chargées de leur refaire une santé avant de les envoyer chez une nourrice rémunérée. Un procès-verbal est établi en présence du découvreur, du maire et deux témoins. Les enfants recueillis de cette façon portent la plupart du temps deux prénoms dont le deuxième sert de nom de famille. Si quelques-uns sont enregistrés avec un seul nom qui leur sert de prénom et de nom, d’autres en ont trois. L’identité d’André Adolphe Louis a été respectée, le procès-verbal indique : Mesdames, ce sont les circonstances malheureuses qui me font exposer mon enfant. J’implore vos charitables saints auprès de lui. J’espère que le seigneur exaucera mes vœux. Il n’y sera que très peu de temps. Je prie de remarquer l’endroit afin que je puisse l’avoir. Il est baptisé. Il se nomme André Adolphe Louis.
Des papiers et petits objets de reconnaissance sont déposés dans les langes, les bonnets ou placés sur le corps. Ils contribuent à l’identité de l’enfant. Ils sont soigneusement conservés par l’hospice et rendus à l’enfant adulte.
Il est 21 heures 30 le 26 juin quand Michel Bazin découvre Jean Baptiste. Il est emmailloté de trois couches, un lange de laine, un lange de molleton, une brassière de bazin, une chemise brassière, un serre-tête de toile, un bonnet de coton par-dessus. Son âge n’est pas indiqué. Un billet l’accompagne : Une fille infortunée n’ayant aucun moyen d’existence se voit dans la dure nécessité de confier à l’administration de l’hospice de la ville de Calais son fils nommé Jean Baptiste. Si la fortune lui peut permettre d’expier sa faute tout en pleurant sur la destinée de son enfant, elle n’eut pas craint de faire les sacrifices les plus grands. Des jours peut-être plus heureux pourront luire sur la destinée future de Jean Baptiste. Son père aura peut-être assez de sensibilité pour se rappeler qu’il lui a donné l’existence, alors lui et sa mère se feront un devoir de le retirer de l’hospice de l’humanité. Pour marque distinctive de cet enfant, on trouvera dans son bonnet un morceau de ruban bleu coupé aux deux extrémités en quatre parties et en forme de dents-de-loup. On est prié de garder précieusement ce papier ainsi que le ruban trouvé dans le bonnet de l’enfant. Calais, le 26 juin 1806.
Le bazin est un tissu en coton damassé brillant, teint artisanalement, élégant. Son prix est élevé.
L’enfant découvert le 11 avril à 1 heure du matin par Michel Bazin est signalé comme emmailloté d’une petite capote de serge fond verdasse, le dos doublé de vieux molleton, le devant de vieille serge brune ayant une poche de toile grise en dedans du côté gauche et des bouts de galon de laine noire croisé pour boutonnières. L’enfant s’appellera Marie Anne.
La description minutieuse de la tenue vestimentaire dans les couleurs, les motifs et la matière, et leur maigre héritage : un ruban, une photo, un bijou, un mot…, figurent dans le procès-verbal. Les morceaux de ruban sont soigneusement décrits, ils serviront de preuve pour un retour dans le foyer, le dépositaire en ayant conservé une partie qu’il pourra montrer, un important signe de l’identité de son enfant. Le prénom est parfois noté sur un papier, l’enfant le conservera.
Le matériel de couchage est aussi décrit. Marie Philippine, découverte devant la Grande Porte de Guise rue de la Prison à Calais par Auguste Rigault, serrurier, est exposée dans une corbeille d’osier blanche. Albert Joseph est couché dans un panier d’osier blanc à bras rempli de paille. Joseph Romual est exposé dans un panier à bras rempli de foin, couvert d’un vieux sac de treillis tout pourri. Charles Henry est exposé sur une poignée de foin. Jeanne Philippine attend son bienfaiteur dans une manne d’osier remplie de paille, la tête enveloppée dans un vieux mouchoir de poche tout déchiré.
Michel Bazin n’a pas recueilli que des nouveau-nés cette année-là : Nicolas Henry est âgé d’environ trois ans. Découvert le 25 mars à 23 heures, il est vêtu d’une vieille jupe de laine toute raccommodée, d’une vieille veste de coutil, d’une vieille chemise longue, un vieux bonnet de coton, une vieille paire de galoches fourrées. Interrogé, il a dit que son père est mort, que sa mère reste à Sangatte et que sa tante se nomme Marguerite. Il est accompagné de son frère âgé d’environ six mois, emmailloté d’une vieille couche, d’un vieux morceau de couverture, une vieille brassière de toile, une vieille chemise longue, un vieux bonnet de toile. Il s’appellera Noël Henry. Les deux frères se retrouveront peut-être à l’âge adulte. Est-ce Marguerite qui a abandonné les enfants sur la voie publique ?
Notre ancêtre de parents inconnus est découvert le 9 mai 1806 à une heure du matin par Michel Bazin. Son âge est évalué à deux jours. Il est décrit comme emmailloté de trois couches, un lange de molton blanc, une brassière de toile peinte de différentes couleurs, une chemise brassière garnie de mousseline, un serre-tête blanc en piqué, un autre de toile peinte fond blanc, portant pour remarque un quait ou quart (un bout) de ruban fond violet dentelé des deux bouts, coupé au milieu d’un bout, placé sur l’estomac. Il reçoit les noms de Jean Hypolite.
Le prénom Hippolyte est courant, le patronyme Hippolyte serait rare. Il vient du grec et signifie celui qui dompte les chevaux. La variante Hypolite est portée en particulier dans la Somme. Jean n’a pas dompté les chevaux, mais la mort.
Nous ne connaissons pas son parcours d’enfant et d’adolescent. Sa mère est-elle revenue le chercher quand les jours lui ont été plus favorables en agitant le morceau de ruban qu’elle a conservé et dont elle a posé l’autre bout sur l’estomac de son petit, comme signe de reconnaissance ? Sinon, il a été confié à une nourrice rémunérée à cet effet qui avait plusieurs pensionnaires pour augmenter ses revenus. A-t-il été bien nourri, bien entretenu, bien traité ? Il a survécu, il a réussi un beau parcours d’adulte. Nombre de ces enfants ne sont recueillis par les nourriciers que dans un but lucratif et de main-d’œuvre à bon marché. Beaucoup meurent faute de soins. Quelques-uns reçoivent de l’affection. À douze ans, ils sont placés chez un patron. Jean a-t-il été à l’école ? Il ne sait pas signer son nom à son mariage. Pourtant, la loi de Messidor An 5 encadre le placement en nourrice : l’enfant recueilli doit être scolarisé.
À 27 ans, Jean Hypolite, devenu postillon, fonde un foyer avec Marie Josèphe Bernardine Douchin, une couturière de 20 ans. Le couple s’installe à Nampont-Saint-Martin, puis à Amiens. Marie met au monde six garçons et deux filles. Parmi les garçons, nous aurons un pâtissier-confiseur à Boulogne-sur-Mer, un brigadier aux recettes de la Banque de France à Amiens, un tapissier à Amiens, un marchand de confections à Bapaume. Deux garçons et une fille sont décédés à cinq mois, neuf mois et trois ans.